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Le point


Il était apparu un matin dans le ciel grisâtre. Le livreur de journaux l’aperçut le premier, alors qu’il lançait son journal vers le balcon du maire. A peine le temps de faire le tour de la place, qu’un attroupement l’obligea à mettre pied à terre devant la pharmacie. Tous les regards convergeaient vers le ciel, braqués sur un point précis. Un point qui descendait lentement, sur la place, droit sur le bassin.

Après un temps d’étonnement compréhensible face à une situation aussi inhabituelle, le pharmacien, homme de science, s’avança d’un pas assuré, bientôt suivi par la foule qui s’agglutina autour de la pièce d’eau.

On prévint le maire qui accourut le visage encore marqué par un sommeil trop tôt et trop brusquement interrompu. D’abord il ne comprit pas ce qu’il vit. Puis il dut se rendre à l’évidence. Au-dessus du bassin, un superbe point d’interrogation au port majestueux et aux courbes élégantes, se tenait en équilibre sur l’eau, le pied posé sur une sphère chatoyante. A l’arrivée du maire, il inclina, avec une grâce exquise, son col de cygne en guise de respectueuse révérence.

Comme sa charge le commandait, le maire prit une première décision qui ne fut pas sans conséquence sur la suite des événements. Interdiction absolue de mettre en marche le jet d’eau. On s’en doute, quelques esprits chagrins ne manquèrent pas de s’insurger contre cette décision arbitraire, prise en dehors de tout débat démocratique, rappelant que le jet d’eau jaillissant du bassin, qu’on avait voulu hexagonal, était le fleuron du village.

Toutefois, chacun reconnaissait que le point d’interrogation s’étant posé sur l’orifice du jet d’eau, il n’était guère envisageable de faire autrement.

Quelques jours passèrent ainsi. Certains se risquèrent à se poser une ou deux questions sur l’étrange phénomène, mais reconnaissons qu’il s’agissait de marginaux peu intégrés et guère représentatifs de la communauté. La vie reprit son cours habituel. De son côté, le point d’interrogation toujours immobile au milieu du bassin semblait s’être figé et ne réagissait à aucune sollicitation. Les oiseaux s’en servaient à présent comme perchoir, polluant le bassin de leurs déjections.Les mêmes esprits chagrins s’en émurent auprès du maire, qui après consultations nombreuses et variées, comme l’exigeait la procédure démocratique qu’on ne pourrait pas, cette fois, l’accuser de ne pas avoir respectée, prit une seconde décision, laquelle ajoutée à la première eut les lourdes conséquences que l’on va voir.

Par arrêté dûment signé, ordre fut donné d’ouvrir le robinet remettant en fonction le jet d’eau sur lequel reposait l’honneur du village et, rappelons-le, le point d’interrogation qui sommeillait raide comme une statue.

Après de violents borborygmes relatant les luttes intestines que se livrèrent l’eau et l’air se disputant quelques centimètres cubes de tuyauteries, le jet d’eau jaillit victorieux, chassant les oiseaux et propulsant le point d’interrogation jusqu’au toit de la mairie où il s’accrocha in-extrémis à l’antenne de télévision, d’où il pendait à présent comme un vieux cintre déshabillé.

Personne n’y prit garde, car il n’était pas dans les habitudes de se promener le nez en l’air. Sauf en cas de panne de télévision. Ce fut la première conséquence de la double décision du maire.

Sur l’immense écran plat installé dans la salle polyvalente, la diffusion du match capital retransmis depuis le stade national fut brusquement interrompue, au grand dam des téléspectateurs. A la place, sur une page qui semblait tirée d’un cahier d’écolier, des dizaines de points d’interrogation de toutes tailles et de toutes couleurs, apparurent, alignés en rangs serrés, frétillant comme des poissons.

On sortit, le nez en l’air évidemment, cherchant des yeux l’antenne de télévision. Elle avait disparu, envahie par une masse grouillante de points d’interrogations qui inclinaient la tête cérémonieusement devant chaque nouvel arrivant.

Le maire, dépêché en hâte, encore vêtu du maillot de l’équipe nationale, se gratta d’abord le menton, secoua la tête, se frotta le crâne, ouvrit la bouche et posa cette question, en apparence anodine : mais qu’est-ce qui se passe donc ? Question sans grande prétention, certes, mais question quand même, et, il faut bien l’avouer, cela n’entrait guère dans les habitudes de la population. Si les choses en étaient restées là, il est probable que rien de ce qui suivit ne serait arrivé. Mais, ce qu’on ne comprit pas, et l’affaire n’est pas résolue à ce jour, c’est la raison qui poussa le maire à réitérer sa question. Sous la même forme, sur le même ton interrogatif, suivi inévitablement d’une ponctuation en forme de point, vous l’avez deviné, d’interrogation.

Ce fut comme une pluie de sauterelles. En beaucoup plus gracieux, et au ralenti. Les points d’interrogations s’élancèrent vers la foule rassemblée et se posèrent en douceur sur la tête de chaque habitant. Le contact sur le cuir chevelu provoqua un léger frisson semblable à une caresse. La résonance enveloppa le cerveau d’une douce chaleur qui fit fondre progressivement et sans douleur, les blocs de méfiance, les à-priori, les préjugés, les certitudes soi-disant inébranlables, les vérités solidement établies, les croyances invérifiables qui bouchaient depuis si longtemps les orifices de l’entendement, de la curiosité, du questionnement.

Professeur Nimbus et fier de l'être, chacun arborait son point d’interrogation, fièrement dressé sur le sommet du crâne, tel un hameçon prêt à saisir la moindre parcelle de connaissance en circulation, à l’enrichir et à la transmettre.

On ne sait qui le premier s’interrogea. Mais ce fut à la vitesse d’une épidémie une fois le virus libéré. Questions sur questions, tout fut remis en question. Quoi ? Qui ? Comment ? Pourquoi ? Où ? Toutes les formes interrogatives se disputaient le privilège de trouver la question essentielle. Encore fallait-il s’accorder sur l’essentiel. Aux mille questions qui fusaient par minute, aucune réponse n’était satisfaisante, aucune réponse n’était possible, car chaque question ouvrait sur mille autres questions, chacune proposant à son tour un fourmillement de questionnements. On s’interrogeait sur tout, sans limite, sans parti-pris. La curiosité se cultivait en véritable art de vivre. Des champs exploratoires entiers s’ouvraient chaque jour offrant des pistes inconnues. Telles des bulles de champagne, des milliards de neurones sans cesse renouvelés crépitaient dans les matières grises où des synapses innombrables n’en finissaient pas de se rejoindre dans des accouplements orgiaques.

On allait de découverte en découverte. Dans tous les domaines. Le plus exploité fut celui des idées. Il ne se passait pas un jour sans qu’on découvre de nouvelles formes de pensée, de nouvelles pistes de réflexion. Cogiter, gamberger, imaginer, créer faisaient partie des droits et des devoirs du citoyen. Et tout le monde de s’émerveiller de cette capacité innée restée en friche si longtemps. Très rapidement certaines choses devinrent obsolètes, par exemple, la fonction de maire et l’antenne de télévision.

L’euphorie était telle que personne ne les vit arriver. C’est la seule explication valable retenue aujourd’hui. Le premier à les apercevoir, alors qu’ils se massaient devant l’entrée du village, fut l’ancien maire qui s’interrogea, par habitude : mais, n’est-ce point là des points d’exclamation ? Affirmatif ! répondirent-ils en lui fracassant le crâne.

Vêtus de noir, cagoulés, le corps métallique en forme de matraque, les points d'exclamation fondirent tels des oiseaux de proie sur tout ce qui pensait. Cognant sans répit, ils arrachèrent les points d’interrogation qu’ils écrasèrent sans pitié, vidant les esprits de toute question inutile.

Depuis, chacun vaque à ses occupations, indifférent au point d’exclamation vissé sur sa tête et directement relié à la nouvelle antenne de télévision, elle-même reliée aux grandes oreilles des merveilleux nuages qui veillent et qui surveillent. On a nommé un nouveau maire. La vie se conjugue à l’impératif. Plus personne ne se pose de questions. L’ordre règne ! Point final !

Jacques KOSKAS

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